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Interview de Bibiana Osorio-Clavel (Trait d’Union France Victimes 978) : « Les enfants exposés à la violence conjugale seront eux-mêmes auteurs ou victimes plus tard »

Par Swanee Ngo Kanga
21 novembre 2023

A l’approche de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes le 25 novembre prochain, la psychologue Bibiana Osorio-Clavel lève le voile sur la réalité de ces violences à Saint-Martin

Le 97150 : Quel est le rôle de l’association Trait d’Union France Victimes ?

Bibiana Osorio-Clavel : Nous proposons un accompagnement global, juridique, social et psychologique aux victimes de violences conjugales ou de tous types d’infractions pénales. Les personnes viennent nous voir suite à un dépôt de plainte à la gendarmerie, par le bouche-à-oreille, ou avant d’engager des poursuites. L’association a une permanence à Sandy Ground et à quartier d’Orléans. Je travaille pour ma part à plein temps depuis 2019 dans nos locaux de Marigot.  

« SI TU NE COUCHES PAS AVEC MOI, TU N’AURAS PAS LES PAPIERS »  

Le 97150 : Concrètement, qu’est-ce qui rentre dans le cadre de ces violences faites aux femmes ?

B.O : Les violences conjugales constituent le plus gros de mon travail. C’est pour cette action que l’on nous connait le plus sur le terrain. Cependant, nous intervenons aussi dans le cadre du harcèlement au travail qui mobilise des mécanismes similaires avec une personne qui prend le dessus, rabaisse et manipule. Cela peut être un patron ou une personne détenant une certaine autorité qui va soumettre l’autre et créer une situation d’emprise et de violence psychique. Parfois, la souffrance est psychologique ou financière et non physique ou sexuelle. Les violences physiques ne sont pas systématiques. A l’association, nous ne parlons d’ailleurs pas de « femmes battues » mais de victimes de violences conjugales, ce qui englobe tous les types de violences : cyber violence, violence téléphonique, violence administrative que l’on voit beaucoup sur le terrain auprès des migrantes à qui l’on dit : «Si tu ne couches pas avec moi, tu n’auras pas tes papiers». Il arrive également qu’après une séparation, le partenaire prenne le code de la carte bleue de son ex-compagne pour lui nuire ou ses papiers de sécurité sociale. Dans ces cas-là, j’aide ces victimes en les écoutant et en les accompagnant dans un parcours qui peut mener au dépôt de plainte. C’est lorsqu’elles viennent nous voir que beaucoup prennent conscience de la violence qu'elles ont subie et se décident à agir. Pour celles qui ont déjà engagé des actions juridiques, nous réalisons un travail de reconstruction.

Le 97150 : A quel moment ces femmes ont-elles le déclic de venir vous voir ?

B.O : Ça varie. Il arrive que les violences conjugales durent des mois, des années, parfois 25 ans durant lesquelles elles se retrouvent dans une sorte de bulle familiale avec une mécanique d’emprise et d’isolement. Certaines se sentent faibles et se soumettent facilement, d’autres se disent «Je reste avec mon mari parce que si je pars, je perds mon groupe d’amis», même si elles subissent au quotidien des violences verbales et psychologiques et perdent de plus en plus confiance en elles. Beaucoup n’osent pas demander de l’aide. Elles ont renoncé à leur vie professionnelle et à leurs projets et se retrouvent prises en otage parfois de très longues années avant d’entrevoir de porter plainte. C’est donc un travail de longue haleine. Malheureusement, notre intervention gratuite ne nous permet pas d’intervenir dans la durée comme le font les psychologues libéraux. Nous sommes cependant présents tout au long de la procédure judiciaire.

Le 97150 : Comment les aidez-vous à se reconstruire ?

B.O : Le travail thérapeutique va s’axer sur la confiance en soi et la réparation. Je pratique une thérapie utile en situation de psychotraumas qui va les aider à guérir. Car bien que nous soyons une association de victimes, ces femmes ne peuvent pas le rester, et c’est sur ce changement de statut que nous travaillons avec elles. Elles portent au début toute la culpabilité de leur situation et éprouvent de la honte. Je leur apprends donc à déplacer cette honte sur l’auteur des faits et les aide à reprendre leur vie en main, à chercher du travail, faire du sport, mieux se nourrir, retrouver l’appétit, aller voir un médecin parce que beaucoup souffrent d’un trouble du sommeil.  

« ON NE DEVIENT PAS AUTEUR OU VICTIME DE VIOLENCES PAR HASARD »

Le 97150 : Certaines femmes sont-elles plus susceptibles que d’autres de faire face à ces violences ?

B.O : Non, il n’y a pas de profil type des violences conjugales. A l’association, on voit tous les profils sociaux. En revanche, les personnes avec un haut niveau professionnel vont avoir honte de nous solliciter et préférer ne pas demander d’aide. Lorsqu’un juriste les envoie vers nous, elles sont gênées par la gratuité du service et veulent payer la consultation en se disant qu’elles prennent la place d’une personne dans le besoin. Les plus exposées restent toutefois les migrantes qui ne connaissent pas bien leurs droits et sont des proies faciles. Elles ne parlent pas la langue et ont des difficultés à trouver un travail, ce qui les rend rapidement dépendantes. Certaines se retrouvent même à la rue. Dans ce cas, la gendarmerie les dirige vers nous pour leur permettre d’obtenir un hébergement d’urgence. Celles qui ont fait des études arrivent plus facilement à s’en sortir et à reprendre leur vie en main. Elles se disent «J’avais confiance en moi avant, je vais reprendre mon travail, trouver un logement, m’en sortir, et retrouver mon indépendance financière». Sur le plan psychologique, certaines victimes ont été les témoins ou la cible de violences pendant leur enfance. Il est donc très important de dire aux parents que les enfants exposés à cette violence conjugale seront soit auteurs, soit victimes plus tard parce qu’ils vont la normaliser et se dire « il m’a juste crié dessus », ou « c’était juste une baffe ». C’est quelque chose qui revient beaucoup. Les victimes rationalisent de recevoir des propos dégradants parce que cette forme de violence est normale pour elles. Elles ne parviennent pas à imaginer une vie sans violence et tolèrent des traitements inacceptables. On ne devient pas auteur ou victime de violences par hasard.

Le 97150 : Quels sont les signes qui doivent alerter ?

B.O : Se sentir mal dans sa peau, être perturbé et perdre confiance en soi. Aujourd’hui, on considère un enfant témoin de violences comme une co-victime parce que l’on a compris que les violences psychologiques ressenties par le cerveau vont activer les mêmes voies neuronales que la douleur physique. Dans un couple, si une situation nous fait souffrir mais que le partenaire n’est pas empathique, minimise et n’y prête pas attention, il faut se poser des questions. Il n’est pas possible d’avancer ensemble dans ces conditions. Une relation saine a besoin d’empathie des deux côtés. Ça ne peut pas toujours être à vous de faire des efforts. Une personne empathique sera désolée d’avoir blessé l’autre et essayera de changer les choses. Les deux partenaires grandissent ensemble et acceptent de se remettre en question. En revanche, si dans mon couple ou mon travail le comportement qui me fait mal persiste, alors je dois partir. Parfois, ce sont les autres qui détectent ces signes et alertent sur quelque chose d’anormal.

Le 97150 : Quel conseil donneriez-vous aux femmes victimes de violences ?

B.O : Parler est un premier pas pour s’en sortir. Beaucoup restent par peur d’être jugées, d’autant plus sur un petit territoire comme Saint-Martin ou parce qu’elles ont un certain statut social mais il ne faut jamais garder cela pour soi. Il est crucial d’en parler à un psychologue, à nos proches, aux autorités. Nous tenons aussi à dire que l’association accompagne les victimes à la gendarmerie pour porter plainte car nous savons que ce n’est pas un moment facile.

Le 97150 : Les gendarmes sont-ils formés à l’accueil de ces victimes de violences ?

B.O : Oui, ils sont sensibilisés et formés sur la psychologie des victimes. L’association a signé une convention avec la gendarmerie en ce sens, et j’ai déjà donné 2 formations cette année pour mettre à niveau chaque nouveau gendarme mobile qui arrive sur l’île.  

Swanee Ngo Kanga

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